Le compositeur Vsevolod Petrovitch Zaderatsky fait partie de ces personnalités artistiques, dont la valeur réelle commence tout juste d’être reconnue. Très précisément, il représente une exception, même dans l’histoire musicale soviétique et post-soviétique. Sa sortie de l’oubli s’est en effet faite très tardivement, au tout début du XXIème siècle, soit près de 50 ans après sa mort, au moment où d’autres artistes « oubliés » étaient déjà reconnus depuis longtemps.

Combattant de la 1ère guerre mondiale, volontaire de l’armée de Denikine pendant la guerre civile, emprisonné, condamné au Goulag, il a miraculeusement survécu aux évènements dramatiques de la première moitié du XXème siècle.

Il fera l’objet d’un ostracisme organisé dès le début de la période soviétique et n’aura jamais l’occasion, sa vie durant, de se faire reconnaitre du public. Membre de l’AMC (Association de Musique Contemporaine), puis de l’Union des Compositeurs dès sa création, il ne lui sera jamais donné l’occasion de présenter ses œuvres au public et d’être reconnu en tant que compositeur parmi ses pairs.

Pas une ligne de sa musique ne sera publiée (il faudra attendre 1970, en Ukraine), son nom n’apparaitra nulle part dans les revues musicales, les répertoires et index recensant les compositeurs soviétiques ignoreront son nom. Astreint à quitter Moscou en 1934, il lui sera interdit de s’installer à Moscou, Leningrad, Kiev jusqu’à la fin de ses jours. Sa vie durant, il fera l’objet d’une persécution silencieuse, sans explications, et ceux là même qui seront chargés d’exécuter cet ordre général ne seront peut être même pas au courant des raisons qui l’ont justifié.

Le destin de Zaderatsky diffère de celui d’autres compositeurs un temps « oubliés » comme Roslavets, Lourié ou Mossolov, en ce sens qu’il n’a jamais connu, même brièvement, une intense activité publique autour de ses compositions. Ces autres « oubliés » avaient eu, pour leur part cette reconnaissance publique, et leur biographie restait dans les mémoires. Le plus souvent, c’est d’ailleurs sur la base de leurs œuvres et de leur activité publique que se fondait les chefs d’accusation et que s’organisait l’effacement officiel. De la même manière, la réhabilitation ultérieure pouvait intervenir en s’appuyant sur ces mêmes sources. Dans le cas de Zaderatsky, ce dernier ne s’est pas fixé dans la conscience collective comme une figure significative de la composition soviétique. En fait, c’est comme s’il n’avait jamais existé, même au sein de la communauté des compositeurs, où n’existe que de très rares et fugaces témoignages le concernant.

Il fût un paria au sein de la société soviétique : déchéance de ses droits civiques, bannissements, arrestations et déportation, passeport intérieur limité, interdiction de séjour dans les grandes villes, interdit de publication, etc … Toutefois, l’Union des Compositeurs ne l’a jamais exclus de ses rangs, comme si ses responsables étaient chargés ainsi de le surveiller et de contrôler son destin.

C’est dans les évènements de sa vie elle même et dans les choix qu’il a fait que résident les raisons d’une destinée aussi lourde. Quelques exemples, pour illustrer le propos.

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V.P. Zaderatsky en 1915. Né à Rovno en 1891, dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle russophone ukrainienne (son père était un des responsables des chemins de fer ukrainiens), Vsevolod Zaderatsky se retrouvera à Moscou pour y mener conjointement des études de droit et une formation musicale de haut niveau au Conservatoire Tchaïkovsky. Durant l’année 1916, il donnera chaque semaine des cours de piano au tsarévitch Alexis.

Quand la guerre civile éclate, il rejoint l’armée des volontaires de Denikine. Choix logique, compte tenu de son milieu et de son éducation. Des années plus tard, il racontera à sa femme qu’il a du quitter les Blancs après avoir abattu un officier de Denikine alors que ce dernier exécutait sans jugement des prisonniers Rouges, les uns après les autres.

Sur son bureau on pouvait voir, curieusement, un petit buste de Felix Dzerjinski, chef de la Tchéka. Interrogé à ce sujet, il répondait que Dzerjinski lui avait sauvé la vie en 1920. Fait prisonnier et regroupé avec d’autres officiers blancs dans le salon d’une grande propriété transformée en QG de campagne, il passa alors la nuit à jouer au piano. Felix Dzerjinski était à ce moment là présent dans la bâtisse, travaillant toute la nuit, écoutant cette musique. Au petit matin, il demande qu’on libère le pianiste et qu’on lui donne un sauf-conduit. Les autres officiers prisonniers seront exécutés.

Il est arrêté et emprisonné en 1926. Toute son œuvre musicale et ses nouvelles sont détruites. Désespéré, il tente de se suicider en prison. Relaché, il trouvera la force de se remettre au travail et composera en 1928 2 sonates pour piano qu’il numérotera 1 et 2.

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V.P. Zaderatsky en 1919 : Photo d’identité de sa carte de libération du Goulag

Victime de la jalousie de ses collègues, il est de nouveau arrêté en 1937, pour apologie de musiciens fascistes et comportement anti soviétique. Beethoven, Wagner et Strauss sont parmi les compositeurs qu’il intègre dans son enseignement au conservatoire de Iaroslavl. Sur dénonciation, il sera condamné et envoyé au Goulag, à la Kolyma. Il y restera 2 ans. C’est là qu’il réalisera le tour de force de composer son cycle de 24 préludes et fugues dans l’ensemble des gammes majeures et mineures. Il utilisera des moyens de fortune (mines de graphite, formulaires de télégramme, …), et composera sans piano. Outre le fait que les conditions de leur composition en font une œuvre hors du commun, il sera le premier compositeur du XXème siècle à reprendre cette forme musicale. Il précèdera notamment Dimitri Chostakovitch de plus de 10 ans.

Ce qui caractérise la personnalité de Vsevolod Petrovitch Zaderatsky et qui la rend si attachante tient dans sa grande rigueur morale et son refus des compromissions. Engagé dans ce qu’il pensait juste au regard de ses convictions, il resta guidé par ses valeurs, humanistes, pour définir à chaque instant ses actions. Son refus de la barbarie, son amour de la musique et sa volonté de la faire partager, son attachement à transmettre et à l’enseignement, son courage et sa volonté lui auront permis, malgré les épreuves, de survivre aux pires instants de sa vie et de se relever à chaque fois. Ce sont aussi ces valeurs qui l’amèneront à faire des choix orientant dramatiquement son existence à plusieurs reprises, et qui donneront tout son sens à la vie qui fût la sienne.

Il finira sa vie à L’viv en Ukraine où il décède en mars 1953, quelques jours avant Staline.

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V.P. Zaderatsky en 1949

Dans un de ses « Récits de la Kolyma », Varlam Chalamov décrit ce pin de sibérie qui chaque hiver se recroqueville, disparait sous la neige pour se réveiller et se redresser au premier feu de campement allumé à proximité, se rendormir à nouveau une fois le camp levé et se réveiller complètement au retour du printemps. Zaderatsky a vécu ainsi, souvent brisé et toujours renaissant, porté par sa force de caractère, son respect des autres et son amour de sa musique.

Les devises que Zaderatsky avait choisi pour accompagner sa vie forment un écho à ce qu’aura été sa destinée :
Nulla dies sine linea, Per aspera ad astra (Pas un jour sans écrire une ligne, Par des sentiers ardus jusqu’aux étoiles)