Critique parue sur le site concertonet.com en date du 11 janvier 2011

Par Sébastien Foucart

« Russian Songs » Vsevolod Zaderatsky : Berceuse – Tempête violente – Mandoline – Ma lumière… – Le paresseux et le chat – Victoria regia – Bagatelle chinoise – Cartomancie – Un dixième Arthur Lourié : Deux Berceuses – Mélodies grecques – Rosaire – Suite japonaise Dimitri Chostakovitch : Six romances sur des textes de poètes japonais, opus 21

Verena Rein (soprano), Jascha Nemtsov (piano) Enregistré à la Deutschlandradio Kultur, Berlin (février 2009) – 74’55 Profil Hänssler PH10005 (distribué par Intégral)

Dans un précédent disque, Jascha Nemtsov avait dévoilé la figure de Vsevolod Zaderatsky (1891-1953), selon lui un « classique du XXe siècle oublié » et tellement inconnu que même Frans C. Lemaire ne l’évoque pas dans son exhaustif Le destin russe et la musique (Fayard). Ce compositeur a souffert de l’odieuse politique menée par les Soviétiques, probablement à cause de ses liens étroits avec la famille du Tsar, et n’a jamais pu présenter sa musique au public. Doté d’une notice du pianiste en allemand et anglais, cet album regroupe une poignée de mélodies personnelles, touchantes et profondes sur des textes de poètes russes contemporains. L’esprit et l’humour ne manquent pas comme dans Le paresseux et le chat qui rappelle l’air de Fiodor dans le deuxième acte de Boris Godounov. La partie confiée au piano suscite l’intérêt grâce à ses recherches harmoniques et sa capacité à créer un climat (Violente tempête).

Chercheur et expérimentateur encore méconnu, Arthur Lourié (1891-1966) s’est inspiré des textes d’Anna Akhmatova avec qui il vécu une relation passionnée au point d’abandonner pour elle femme et enfants. Les Deux Berceuses, Rosaire, deux cycles sur des textes de la poétesse, les Mélodies grecques, sur des écrits de Sappho, ainsi que la Suite japonaise illustrent toute l’invention d’une écriture hardie et évoquant par moments la Seconde Ecole de Vienne. « Fragment érotique », qui clôt les Mélodies grecques, rappelle pour sa part Ravel et Debussy tandis que la Suite japonaise, du moins la partie de piano, fait fugitivement penser à Messiaen. Souvent brèves, durant parfois moins d’une minute, ces mélodies s’avèrent remarquablement inspirées, au moins autant que les Six romances sur des textes de poètes japonais de Chostakovitch qui concluent cet enregistrement interprété avec conviction par Verena Rein. Il permet en outre de prendre conscience de l’ampleur du répertoire russe à redécouvrir.

Le site de Verena Rein

Le site de Jascha Nemtsov

La critique sur internet

Critique parue sur le site Resmusica.com en date du 8 juillet 2010

Par Jean-Christophe Le Toquin
Zaderatski, Lourié, rare, russe, révélé

Vsevolod Zaderatski (1891-1953) : Mélodies (premier enregistrement mondial). Arthur Lourié (1891-1966) : Deux berceuses ; Mélodies Grecques ; Le Rosaire ; Suite Japonaise. Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Six Romances sur des textes de poètes japonais op. 21. Verena Rein, soprano. Jascha Nemtsov, piano. 1 CD Hänssler classic « Profil » PH10005. Enregistré à la DeutschlandRadio Kultur à Berlin en février 2009. Notice et poèmes en anglais et allemand. Durée : 74’55’’

Après le premier enregistrement mondial des Préludes (1934) de Vsevolod Zaderatski et en attendant de découvrir les Préludes et Fugues qu’il composa au goulag sans piano et avec des moyens de fortune, le pianiste Jascha Nemtsov poursuit son exploration de ce compositeur par un choix de mélodies interprétées par la soprano Verena Rein, qu’il complète de manière pertinente par des cycles d’Arthur Lourié et de Chostakovitch.

Quand en 2004 le conseil scientifique du Conservatoire de Moscou se réunit pour entendre des œuvres de Zaderatski, la plupart n’avaient jamais été jouées. La conclusion unanime fut que Zaderatski faisait partie des plus grands compositeurs russes de son temps. Les mélodies enregistrées en première mondiale datent des années 1930 et 1940. Le large spectre expressif du style Zaderatski, tour à tour lyrique, dramatique, mystérieux, confirme que le compositeur se situait effectivement au-dessus de la mêlée.

Arthur Lourié est un autre cas de compositeur talentueux et curieusement oublié. Né en 1891 dans l’actuelle Slavgorod en Biélorussie (et non à Saint-Pétersbourg comme cela est généralement indiqué), il aura tout changé dans sa vie tout, tout le temps : de nom, de religion, de nationalité, de femme, et plus grave que tout pour l’appréciation de ses contemporains, d’esthétique musicale ! Il naît Naum Israelevitch Luria, devient Arthur Sergueïevitch Lurye quand il se convertit au catholicisme puis francise son nom en Arthur Vincent -en hommage à Van Gogh – Lourié. A Saint-Pétersbourg alors qu’il est déjà une étoile du futurisme russe, il abandonne femme et enfant pour la poétesse Anna Akhmatova. Celle-ci venait de rencontrer un premier grand succès avec la parution d’un recueil de poèmes et elle allait devenir une des grandes figures de la littérature russe et de la résistance au stalinisme. Le Rosaire (1914) est le premier cycle de mélodies qu’un compositeur ait écrit sur ses poèmes. Il fuit la dictature soviétique en 1922, s’installe à Paris en 1924 et y travaille jusqu’en 1941 d’où il s’exilera pour les Etats-Unis, pour échapper cette fois à l’occupation nazie. Stylistiquement, il explore tour à tour le dodécaphonisme, le néo-classicisme, le néo-folklorisme et la musique minimale. Les œuvres choisies ne couvrent pas cette évolution, mais elles montrent déjà une singulière diversité d’ambiance : la simplicité et la douceur des Mélodies Grecques sur des textes de Sapho tranche sur la pâleur incantatoire du Rosaire, l’intimité grave de Berceuse (deuxième des Deux Berceuses de 1921, sur des textes d’Akhmatova) ou la recherche exotique de la Suite Japonaise.

Les Six Romances sur des textes de poètes japonais op. 21 de Chostakovitch, composées juste après son premier opéra Le Nez et durant l’écriture de Lady Macbeth de Mzensk, montrent un compositeur entièrement lui-même alors qu’il n’a pourtant que 25 ans. Et Lourié et Zaderatski tiennent bien la comparaison en face du grand Chostakovitch.

La qualité artistique de l’entreprise aurait mérité une traduction en français, d’autant que le texte du livret en anglais et allemand permet de bien comprendre l’apport de cette publication. La chanteuse a toutefois eu la bonne idée de publier les mélodies en russe sur son site. Jascha Nemtsov et Verena Rein signent mieux qu’un disque important, ils ont réalisé un disque révélateur, qui enrichit notre perception de l’histoire de la mélodie et de la musique russe.

La critique sur internet

Critique parue sur le site Resmusica.com en date du 5 juin 2010

Par Jean-Christophe Le Toquin
Vsevolod Zaderatski, une vie pour le tsar !

Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : 24 Préludes op. 34. Vsevolod Zaderatski (1891-1953) : 24 Préludes (premier enregistrement mondial). Jascha Nemtsov, piano. 1 CD Profil PH09040. Enregistré à la Haus des Rundfunks à Berlin en octobre 2008. Notice bilingue : anglais-allemand. Durée : 64’23’’.

Le pianiste Jascha Nemtsov, fin connaisseur et défenseur du répertoire russe, s’attache à faire découvrir Vsevolod Zaderatski (1891-1953). Ce compositeur eu un destin tragique hors du commun, poursuivi, arrêté, déporté et dénoncé tout au long de sa vie, probablement pour le péché originel d’avoir servi le tsar.

Il fut en effet précepteur musical de la famille impériale en 1915-1916, donna des leçons de piano au Tsarévitch Nicolaï en 1915 et 1916, avant de rejoindre l’Armée blanche durant la guerre civile russe en 1919 et 1920. Pourquoi ne quitta-t-il pas l’URSS à la défaite de la contre-révolution, alors que sa première femme et leur fils s’exilèrent alors ? Il reprend une activité de concertiste mais est arrêté en 1926 et toutes ses œuvres sont détruites. Il s’installe à Moscou de 1928 pour en être chassé en 1934, puis d’être déporté en 1937 dans le goulag sibérien de la rivière Kolima, un « Auschwitz soviétique » dont il survécut miraculeusement, libéré en juillet 1939. Ses péripéties ne s’arrêtent pas là. La « Grande guerre patriotique » éclate en 1941 et il est évacué avec sa seconde femme et leur fils au Kazakhstan. Quand il revient à Moscou en 1948, c’est pour être condamné par Jdanov aux côtés de Chostakovitch comme compositeur formaliste. Pour ainsi dire jamais joué de son vivant, il trouva la force morale extraordinaire de composer 24 préludes et fugues au camp du Goulag. La vie de Zaderatski est un résumé des tourmentes de la Russie de la première moitié du XXème siècle, et aussi le témoignage d’une volonté créatrice que rien ne peut abattre.

Au-delà d’une affinité musicale évidente, Nemtsov partage avec Zaderatski d’avoir vécu dans la ville qui servait de transit aux déportés du goulag : Magadan. C’est dans ce port de Sibérie extrême-orientale, à 2200 kms d’Iakoutsk, la grande ville la plus proche, que le pianiste est né. Son père y avait été débarqué 25 ans auparavant, et comme nombre de survivants probablement qui ne savaient où aller, il s’y était installé. C’est assez pour dire que Nemtsov met dans ce premier enregistrement mondial beaucoup plus que la simple recherche d’un inédit discographique.

Les 24 préludes de Chostakovitch et Zaderatski ont été composés à peu d’années de distances, respectivement 1933 et 1934. Les deux œuvres s’inspirent à la source de Chopin, de Schumann et des structures des musiques folklorique et savantes russes du XIXème siècle. La personnalité de Chostakovitch est marquée dans l’œuvre par la multiplication des contrastes jusqu’au recours à l’ironie et au sarcastique, alors que les préludes de Zaderatski ont recours à un spectre expressif plus homogène. Zaderatski comme compositeur n’aura guère connu que le malheur. Il aura au moins eu la chance posthume d’être redécouvert par un interprète engagé, attentif et sensible.

La critique sur internet

Critique parue sur le site concertonet.com- en date du 20 septembre 2009

Par Sébastien Foucart

Dmitri Chostakovitch : Vingt-quatre Préludes pour piano, opus 34

Vsevolod Zaderatsky : Vingt-quatre Préludes pour piano

Jascha Nemtsov (piano)

Enregistré à la Rundfunk Berlin-Brandeburg (octobre 2008) – 64’23

Profil Hänssler PH09040 (distribué par Intégral)

L’originalité réside dans le couplage des Vingt-quatre Préludes pour piano de Chostakovitch avec l’œuvre homonyme de son contemporain Vsevolod Zaderatsky (1891-1953). Ce dernier s’est fort probablement inspiré de l’ouvrage de son illustre cadet qu’il entendit en concert, comme l’explique Jascha Nemtsov dans la notice (en anglais et allemand).

Le pianiste en réalise le premier enregistrement commercial, ce qui permet de découvrir enfin cet ancien membre de l’Association pour la musique contemporaine dont aucune œuvre, pour la plupart détruite par les autorités soviétiques, n’a jamais été publiée ni exécutée de son vivant. Continuellement en exil dans son propre pays, emprisonné à deux reprises, sans doute en partie parce qu’il enseigna dans la famille du tsar, Zaderatsky composa ses Préludes durant sa détention au goulag de Sevvostlag de 1937 à 1939. Inutile de s’appesantir sur les circonstances de la composition, réalisée sur les quelques papiers qu’il pouvait trouver…

La comparaison est intéressante : Zaderatsky adopte des couleurs plus sombres, un ton plus inquiétant et son écriture, sans temps mort, se rapproche davantage de la tradition romantique. Souvent impressionnants, parfois touchants, ses Vingt-quatre Préludes n’ont vraiment rien à envier à ceux de Chostakovitch, d’autant plus que Jascha Nemtsov témoigne d’une expressivité toujours en situation. Il rend justice à la charge émotionnelle de ces deux partitions cousines, complémentaires sur bien des aspects mais imposant leur propre personnalité. Incontournable pour les spécialistes de la musique russe et les infatigables curieux.

La critique sur internet

Critique parue dans la revue Classica de septembre 2009 et diffusée sur le net en date du 14 septembre

Par Stéphane Friédérich

Dimitri Chostakovitch : 24 Préludes op. 34 – Vsevolod Zaderatsky : 24 Préludes Jascha Nemtsov (piano)

Profil PH09040 (Intégral). 2008. 64’

NOUVEAUTE_PREMIERE STEREO : 4 casques

Piano aux timbres magnifiques.

La note de Classica : 4 étoiles

On sait la passion grandissante que Chostakovitch éprouva pour la culture juive. L’enregistrement en première mondiale des Préludes de Zaderatsky (1891-1953) offre des correspondances saisissantes. Pour avoir enseigné la musique à la famille du tsar, le musicien passa une partie de sa vie au goulag de Magadan, en Sibérie. Là, il utilisa le moindre papier à sa disposition et composa entre 1937 et 1938 une série de 24 Préludes, probablement après avoir entendu ceux de Chostakovitch. Miraculeusement préservée, la partition fut créée en 2004. C’est une œuvre conçue dans l’urgence, la peur est perceptible, si prégnante dans les rythmes obsédants, clinquants et percussifs. Les hommages à Chopin et Schumann sont fugitifs comme les flashes d’un lointain souvenir. La main droite toujours en haut du clavier délie un chant volatile, instable, qui s’échappe en permanence, improvise face à la rigueur du glas des basses. Les deux voix extrêmes tentent dans leur vélocité étrange, bouleversante et superbement scandée de se rejoindre. On assiste à une sorte d’enfermement sonore. Zaderatsky a peu de temps (et trop peu de papier aussi) pour ironiser. L’écriture va à l’essentiel. Ce sont donc des danses esquissées, des chansons de fantômes, enfantines parfois, mais qui ne négligent pas une harmonie savante. Jascha Nemtsov traduit le martèlement du temps comme s’il prenait à son compte une part de la douleur, du silence et de l’angoisse fébrile de ces pages.

De multiples gravures du cycle de Chostakovitch ont fait entrer l’œuvre dans le répertoire pour le piano du XXe siècle. Bien que l’écriture soit d’une richesse harmonique considérable, elle forme une unité dans laquelle la nostalgie, l’ironie et le sarcasme se fondent avec cohérence. Le pianiste en traduit la franchise épique avec gourmandise, évitant l’agressivité.

Que de rapprochements, que d’oppositions entre ces deux personnalités si complémentaires ! Une découverte importante et deux références modernes.

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